Interview
Peux-tu me résumer ton parcours (scolaire et professionnel) jusqu'à que tu deviennes réalisateur?
J’ai obtenu un DEUG en communication et sciences du langage (option images et arts plastiques) à Nice puis une Maîtrise Sciences et Techniques en audiovisuel (formation censée être professionnalisante) à Paris. Par chance, je devais faire des stages pendant cette formation. Je me suis ainsi retrouvé au service audiovisuel de Beaubourg, pour lequel j’ai fait du montage et de la réalisation de courts documentaires pour présenter les expo ou des vidéos devant intégrer les différentes expositions. En deuxième année, comme ma formation était toujours aussi mauvaise et comme l’on n’avait pratiquement pas cours, j’ai travaillé presque à plein temps à Beaubourg et je suis passé de stagiaire à employé. Cette année-là, au musée, j’ai presque exclusivement travaillé sur le remontage d’une centaine de films d’archives sur l’architecture pour une exposition qui s’appelait L’Art de l’ingénieur. En juin, j’obtenais mon diplôme, et j’accédais au statut d’intermittent du spectacle.
Ensuite j’ai travaillé un an pour une association de culture scientifique pour laquelle je fabriquais des petits documentaires sur des thèmes divers. En parallèle, j’avais commencé un DEA sur les liens entre techniques cinématographiques et idéologie, mais je n’avais pas le temps de me consacrer à ces recherches. Je les ai donc abandonnées sans finir mon mémoire.
Après un creux professionnel de quelques mois, j’ai commencé à travailler sur les programmes courts et créations de Canal +. Là, j’ai été assistant-réalisateur et assistant-monteur sur de nombreux documentaires. Ensuite j’ai réalisé plusieurs sujets pour les émissions et finalement j’y ai réalisé plusieurs émissions. Parallèlement, je travaillais aussi comme monteur pour des documentaires télévisés (pour France 3 ou Arte), pour des habillages d’émissions ou sur de multiples projets d’amis et de connaissances. Et j’ai aussi monté quelques courts-métrages de fiction.
Avant de commencer à travailler, j’avais une idée très préconçue de comment on devenait réalisateur. Je pensais qu’il fallait « faire ses preuves » et gravir tranquillement les échelons. Cependant, quand je me suis confronté à la réalité, j’ai compris que je me trompais et qu’il n’y avait aucun prérequis pour devenir réalisateur.
J’ai alors commencé à faire mes films dans mon coin. Et je m’y suis consacré de plus en plus. Aujourd’hui, c’est devenu mon activité principale, même si je dois parfois travailler sur des projets qui ne sont pas les miens. Mais par chance, j’ai le choix de n’accepter que ceux de ces projets qui m’intéressent.
Penses-tu qu'il y ait une formation nécessaire (école de cinéma ou d'art) pour ce métier?
Par chance, on peut devenir réalisateur sans formation. Le cinéma, et l’audiovisuel en général, est encore un métier où l’on peut se former sur le tas. Ceci dit, il y a de nombreux avantages à passer par une école. On en sort avec de vrais savoirs techniques, on s’est déjà confronté à plusieurs projets, on a formé un premier réseau de connaissances avec qui l’on pourra continuer à travailler.
Après, il ne faut pas être naïf. Il est plus facile de devenir cinéaste quand on a des parents connus ou professionnels du cinéma et/ou quand on a de l’argent de famille. Ceux qui n’ont pas d’autres choix que de bosser à Mc Do pour payer leurs loyers ont moins de temps à consacrer à leurs projets que les fils et les filles de bonnes familles. Il est tragiquement plus facile de devenir réalisateur quand on a de l’argent et/ou des relations que quand on a du talent.
Je pense que le courage et l’abnégation envers son art sont les meilleures qualités pour réussir à devenir réalisateur.
Quelles compétences te semblent nécessaires pour exercer la profession de réalisateur?
C’est une question compliquée car si l’on regarde les grands maîtres du cinéma, ils n’ont pas tous les mêmes défauts ni les mêmes qualités. Personnellement, je répondrais assez spontanément la gentillesse et l’attention aux autres (faire des films est un travail d’équipe et on doit respecter ses collaborateurs, techniciens, acteurs, producteurs etc.), mais pourtant on connaît de nombreux réalisateurs qui sont méchants, durs, cassants… Je pourrais encore répondre la modestie, mais là encore, le manque de modestie est moteur pour beaucoup de mes collègues.
Alors peut-être que je dirais la nécessité. Faire des films doit être vital pour les cinéastes. On peut être réalisateur sans cela, mais alors, on le fait comme un métier, non plus comme un art. (Je ne réponds bien sur que concernant le cinéma)
Je sais que tu as réalisé des installations vidéos avant de faire des films, comment es-tu passer de l'un à l'autre?
Quand j’ai commencé à faire mes travaux personnels, je n’avais pas forcément envie de faire des films car c’était ma pratique quotidienne au travail. J’avais besoin d’un espace personnel, séparé. De plus, je n’avais aucun moyen technique vidéo. A l’époque, il n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui d’avoir une caméra et un ordinateur.
J’ai donc commencé à faire des installations avec des objets divers, sans vidéo. Mais à un moment, j’ai réalisé une installation vidéo, 21.04.02, avec double projection et un moniteur. J’ai eu envie de fabriquer, à partir d’un des trois films qui étaient projetés, une version courte de 10 minutes diffusable en dehors de l’installation. Ce film a en effet été diffusé dans plusieurs festivals. A partir de là, je suis presque naturellement revenu vers mon domaine, celui du cinéma.
Le domaine des arts plastiques (vidéo ou autre) nourrit-il tes films, ta façon de travailler ou de concevoir le cinéma?
Pas vraiment, voire pas du tout. J’ai longtemps été un grand visiteur d’expositions et de galeries, mais depuis quelques années, j’ai du mal à voir ou à saisir les enjeux de l’art contemporain. (Le problème ne tient évidemment pas à un manque d’œuvres ou d’artistes mais seulement à ce que les institutions ou les galeristes retiennent de la production contemporaine).
Tu utilises souvent des images d'archives dans tes courts-métrages (comme dans Nijuman no borei ou Eût-elle était criminelle…). Comment t'es venue cette pratique? Certains artistes/cinéastes t'ont-ils inspirés?
Mon choix pour les archives est venu à la fois d’un intérêt, d’un questionnement personnels et de contingences.
J’ai découvert le travail sur les archives à Beaubourg. J’ai trouvé ça très agréable comme matière à travailler. Il y a un vrai plaisir à découvrir des images et à les monter. Ceci est vrai pour des rushes contemporains, mais les textures des images plus anciennes, leurs grains, leurs défauts les rendre agréables à travailler. J’ai aussi découvert que l’on pouvait raconter des nouvelles histoires avec ces images préexistantes, et ce sans utilisation de langage écrit ou parlé (pour l’exposition L’Art de l’ingénieur, je devais remonter les films sans son, donc sans commentaire et sans quasiment aucun sous-titre, et pourtant il était possible de faire avec ces images très techniques des films à la fois pédagogiques et esthétiques).
Le travail avec les archives m’a aussi permis de pousser une réflexion que j’ai toujours menée sur la question de la mémoire collective. L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs... Il y a une injustice radicale dans l’histoire. Où sont l’histoire des peuples, l’histoire des travailleurs, l’histoire des colonisés… ?
Finalement, je trouvais avec l’archive un moyen de faire des films seul qui ne nécessitaient pas de moyen financier. Je refusais alors de devoir rentrer dans un système de production « normal » car je refusais de jouer le jeu, de devoir écrire et décider par avance du film que je voulais faire. (Depuis je me suis rendu compte que je pouvais écrire par avance mes projets car les films que je réalise sont toujours très proche de mes idées ou envies premières).
Tu réalises aussi des films de fiction comme Regarder les morts ou Entre chiens et loups. Comment s'opère le passage entre film documentaire et film de fiction? À quel moment trouves-tu que la fiction soit plus adaptée à tes idées?
C’est une question difficile à répondre car elle ne s’est jamais vraiment posée. Je trouve ça plus agréable de passer d’un genre à l’autre que de reproduire inlassablement les mêmes films. Le plaisir doit être un moteur du travail artistique, en tout cas, j’en ai besoin et apprendre est l’un de ces plaisirs que permet le cinéma. Ceci dit, ce n’est pas un jugement de valeur, certains artistes doivent se répéter longtemps pour arriver à trouver ce qu’ils cherchent. Pour certains, il s’agit plus de creuser que de répéter. Mais ce n’est pas vraiment mon cas.
Par exemple, je me rappelle que j’ai écris Entre chiens et loups juste après We are winning don’t forget. C’est le même sujet, le travail. Mais l’origine des projets était très différente. Dans le cas de We are winning don’t forget, c’était mon incompréhension de la possibilité de la mort de Guliani lors du G8 de Gênes qui m’a poussé à faire le film ; dans l’autre, c’est une image mentale surgit de nul part, celle d’un homme tuant une femme car elle le découvre dans une position qui n’est pas celle qu’il veut présenter, une image de la honte de ne pas être « à sa place » et de devoir « faire un petit boulot ». Il est presque logique que je parte vers le documentaire pour questionner un fait réel et vers la fiction pour reconstruire une image mentale imaginaire. « Presque » logique car il aurait pu en être évidemment différemment.
Il me semble, quand je pense à mes films déjà réalisés ou quand je suis en plein travail sur de nouveaux films, que je ne me pose jamais la question des genres dans lesquels ils s’inscrivent. Chaque question doit trouver la forme de sa réponse, ou pour paraphraser Georges Didi-Huberman, il s’agit de mettre en forme ses colères.
Tu as été (es toujours?) monteur. La pratique du montage apporte-t-elle un autre regard sur ta manière de faire des films?
Aujourd’hui, je suis monteur uniquement sur mes projets, que ce soit mes films personnels ou les films de commandes sur lesquels je travaille. C’est simplement une question de temps car j’ai toujours aimé monter les films des autres. Il est évident que ma pratique du montage a influencé ma manière de faire des films. Il est cependant difficile de préciser comment car les films sur lesquels j’ai travaillés ont toujours été très différents des miens. Je crois en tous les cas que le montage est avant tout un exercice de regard. Et beaucoup de mes films sont des films sur la manière dont je regarde les images.
Je trouve que ton travail se rapproche d'une certaine famille du cinéma (je pense au collectif Pointligneplan ou à des artistes comme Nicolas Provost ou Christophe Herreros) pour la façon dont le film est envisagé : avec de nouvelles formes s'écartant du cinéma « classique » mais aussi par les circuits de production et lieux de projection différents. Qu'en penses-tu ? Te sens-tu proche de certaines de ces artistes?
Avant de parler de mes collègues, je pense qu’il y a une erreur assez répandue qui est celle de penser que le cinéma « différent » se produit et se diffuse « différemment ». La question du contenu, films « traditionnels » versus films « différents » et celle des modes de production, classique versus indépendant, et de la diffusion sont séparées.
En ce qui concerne la production, beaucoup de films « différents » se font dans des conditions de production « classique » (producteurs, CNC, régions etc.), et si beaucoup se font aussi en collectifs, en autoproduction, etc., c’est également le cas pour les films de fictions, d’animation ou documentaires « classiques ». Il est en de même pour la diffusion… Il existe aussi pléthore de collectifs de diffusion de fiction « classique ».
Je me suis toujours méfié des discours d’indépendances ou de ruptures. Ca cache souvent des faiblesses congénitales ou une certaine prétention, le « moi contre le monde ». Personnellement, je fais des films pour qu’ils soient vus, et ce le plus largement possible. J’aime les projections dans des lieux dédiés car ça permet un dialogue parfois plus précis (car on partage alors avec le public certaines connaissances ou points de vue) mais j’aime tout autant les projections dans les lieux « normaux ». Il faut de la générosité et il ne faut pas avoir peur d’aller vers les spectateurs non habités à ce fameux cinéma « différent ».
C’est là par exemple que je rejoins Nicolas Provost. Il ne fait pas des films pour le petit milieu de l’expérimental. Il fait des films tout cours, pour le public « normal », non segmenté. Peut-être que c’est l’une des tendances lourdes concernant l’expérimental ces dernières années, celle de la sortie des chapelles vers le cinéma « en général ». Je trouve cela positif. Contrairement à l’enfermement dans des façons de faire et de distribuer soi-disant « différentes », qui pour moi représentent un repli, je trouve que produire des films « différents » mais dans des cadres de production et de distribution classiques répond à la fois à une envie offensive (aller vers le public) et une affirmation de notre travail comme du cinéma, du cinéma tout court, et pas du cinéma qui serait « autre ». L’histoire de l’expérimental est aussi vieille que celle de la fiction ou du documentaire. Elle est partie intégrante de celle du cinéma, elle n’est pas « à part ».
Pour l’anecdote, il est finalement assez rare que mes films soient sélectionnés en festival de films dits expérimentaux alors que dans les festivals dits généralistes, on me ramène souvent à ce genre…
Pour revenir sur les gens que tu cites, je dirais qu’à part quelques éléments de détails, je me sens un peu seul dans ma pratique. En effet, autant je pourrais me sentir proche d’autres démarches contemporaines en termes esthétiques, autant ceci est faux en termes politiques. A contrario, il existe encore quelques cinéastes politiques, mais qui souvent se soucient peu de la forme. Nous sommes très peu à travailler sur les deux terrains en même temps. La politique au cinéma et dans l’art en général, mais malheureusement dans la vraie vie aussi, n’est pas à l’ordre du jour. Là, sur cette question du cinéma politique, j’aimerai beaucoup ne pas me sentir aussi isolé.
Enfin, j'aimerais connaitre ton avis sur la distinction habituellement faite entre les films « artistiques » (vidéos, courts ou longs-métrages visibles dans des musées ou galeries par exemple et qui seraient plutôt du côté expérimental) et les films « classiques » de cinéma. Que penses-tu de séparation en catégories ?
Je suis consterné par cette idée que l’on attend de plus en plus énoncer dès qu’un film n’est pas une fiction « classique » : « ha ça (ma p’tite dame), c’est comme un film de galerie ». Dès qu’un film propose une temporalité différente, une narration différente, il y en a toujours quelqu’un pour l’envoyer au musée (je ne parle pas que des spectateurs « lambda », mais aussi et malheureusement des « professionnels » et de critiques). On vit une époque assez médiocre intellectuellement et profond est le manque de savoirs. Ce fameux cinéma « différent », « expérimental », « autre », « d’art contemporain » etc. excite depuis aussi longtemps que le cinéma « classique ». Il a été inventé en même temps. C’est comme si on ne gardait de l’histoire du cinéma que Griffith (et Eisenstein), mais que l’on foutait à la poubelle Vertov et toutes les avant-gardes…
Ma propre histoire, ou disons celle dans lequel je m’inscris, est l’histoire du cinéma, du cinéma tout court.
La séparation en genres sert les intérêts de l’industrie, qui flatte l’ignorance des spectateurs. Moi aussi, j’aime beaucoup la fiction et j’ai besoin du cinéma de divertissement, mais circonscrire ce que serait le cinéma à ce seul sous-genre est ridicule. Malheureusement, même autour de moi, j’en entends des vertes et des pas mûres. Et parfois, quand je n’ai plus assez d’énergie, ça me mets en rage. Entendre les membres de commissions, les membres de jurys en festival, des collègues réalisateurs, etc. dirent de films non « classiques » que ce ne sont pas des « vrais » films, que c’est « facile » de les faire et autres bêtise me donnent envie de les étrangler. Il n’y a rien de pire que l’ignorance qui s’ignore.
Par Manon
Novembre 2013